L'une des conclusions les plus frappantes de l'enquête de santé est le fait que les filles sont nettement plus préoccupées par leur propre santé, qu'elles s'attribuent une moins bonne santé et qu'elles s'intéressent davantage à des thèmes de santé spécifiques. Pouvez-vous établir un lien avec vos connaissances académiques et vos expériences pratiques ?
"Nous distinguons également ces différences dans d'autres études de santé, par exemple en matière de douleur. Certaines études montrent que les filles expriment plus facilement la douleur et sont plus expressives dans ce domaine. Ces différences peuvent s’expliquer en partie parce que nous traitons les garçons et les filles différemment. Boys don’t cry. Nous avons des attentes stéréotypées en matière de genre. Mais cela ne signifie évidemment pas toujours qu’ils vivent une expérience différente. Je constate pourtant que ces stéréotypes se reflètent également dans ma pratique clinique. Nous voyons beaucoup plus de filles que de garçons. Cette différence est encore plus prononcée dans les groupes d'origine étrangère. On peut supposer que le culte du corps pèse aussi plus lourdement sur les filles, ce qui peut se traduire par une plus grande préoccupation pour une alimentation saine et un exercice physique suffisant. Enfin, je pense que les stéréotypes peuvent également créer certaines différences dans les soins prodigués aux filles par rapport aux garçons.
Dans tous les cas, il serait bon de sensibiliser davantage à cet aspect, car les stéréotypes de genre peuvent selon moi apporter une explication au moins partielle aux différences de santé que nous observons entre les garçons et les filles."
Faut-il y voir une mauvaise nouvelle pour les filles ?
"S'inquiéter n'est pas négatif en soi. Par exemple, les femmes qui ne se préoccupent pas forcément du cancer du sein sont moins susceptibles de se soumettre à un dépistage et peuvent donc manquer l’occasion de détecter une tumeur à un stade précoce. Ou encore, les jeunes dont les parents ont eu un cancer vont parfois tenter d'adopter un mode de vie plus sain par précaution. L'inquiétude peut donc être un facteur décisif d'un comportement sain. Mais lorsque l’on s’inquiète de manière excessive et que l’on éprouve une peur élevée, cela entraine souvent un comportement d'évitement dans les activités du quotidien.
Et bien qu’une certaine dose de peur et d’inquiétude (ainsi que le comportement d'évitement qui les accompagne) ait un effet protecteur, une dose excessive peut vous entraîner dans un cercle vicieux. Les personnes qui arrêtent de travailler pour éviter certains stimuli douloureux peuvent se retrouver dans une situation dans laquelle le mode de vie adapté nuit davantage à la santé. En raison du rôle que jouent la peur et l’évitement, une expérience subjective peut donc objectivement conduire à davantage de problèmes de santé."
Comment percevez-vous le contexte social pour parvenir à un mode de vie sain ?
"L'importance du contexte social dans l'adoption d'un mode de vie sain chez les jeunes est énorme. Une récente étude de doctorat l'a démontré une fois de plus. Dans le cadre de cette étude, une application a été développée pour encourager les jeunes à adopter un comportement plus sain. Le succès de cette application est resté très limité. Il est ressorti des groupes ciblés que ce qui a surtout manqué aux jeunes, c’est l’intégration dans un contexte social. L'importance des pairs ne doit pas être sous-estimée. Il est tellement important pour les jeunes de faire partie d'un groupe et de pouvoir s’inspirer de ceux qu'ils admirent. D'autre part, les résultats de votre enquête montrent que l'impact de l'enseignant ou de l'école est très limité, ce qui peut éventuellement faire partie d'un phénomène social plus large. Le statut de l'enseignant s’est détérioré et la vision de l’enseignement est parfois négative. De moins en moins de gens se lancent encore dans l'enseignement aujourd'hui.
Ce que votre enquête a encore révélé, c’est l’importance de l'influence des parents qui ne doit pas non plus être sous-estimée. Les parents sont-ils attentifs aux comportements sains de leurs enfants, les félicitent-ils et les renforcent-ils suffisamment ? Ou encore, lorsqu'il y a des plaintes d'ordre mental, les parents sont-ils encouragés à en parler ?
L'implication du contexte social est donc un facteur très important lorsque nous cherchons à promouvoir un comportement sain. Et puis je pense surtout aux plateformes digitales, comme TikTok ou Instagram, sur lesquelles les jeunes passent beaucoup de temps, comme des canaux très influents pour promouvoir un comportement sain."
Avez-vous trouvé surprenant que le médecin généraliste, avec les amis et la famille, soit l'un des acteurs les plus motivants pour que les jeunes s'engagent davantage dans la santé ?
"J'ai trouvé cela particulièrement encourageant, du point de vue de l’importance des soins de première ligne, du dépistage précoce des problèmes liés à la santé mentale et de la réorientation du patient vers un spécialiste. Cela montre bien l'importance du médecin généraliste et son impact lorsqu'il s'agit d'orienter les patients vers une aide plus spécifique. De ma propre pratique clinique, je remarque que lorsqu'un généraliste fait une recommandation à un patient, ce dernier le prendra plus à cœur. Malheureusement, le seuil à partir duquel on demande de l’aide pour des troubles mentaux est encore très élevé. Le message que j’adresse aux patients est donc qu'ils ne doivent pas hésiter à consulter, même pour des plaintes légères ou modérées. Il est tellement important de détecter les symptômes de santé mentale à un stade précoce et de les traiter à temps."
Les jeunes sont beaucoup moins enclins à soutenir les mesures de restriction de liberté lorsqu'il s'agit de santé. Quels éléments pouvez-vous ajouter à cela ?
"Cela s'inscrit parfaitement dans la théorie de l'autodétermination, selon laquelle les gens ont trois besoins psychologiques fondamentaux dès leur plus jeune âge. Il s’agit du besoin d'autonomie, de compétence et d’appartenance sociale. Les gens veulent sentir qu'ils peuvent faire quelque chose et qu'ils peuvent le faire seuls. Les mesures de restriction de liberté vont en fait complètement à l'encontre du besoin d'autonomie et de compétence. Le besoin d’appartenance sociale, à son tour, représente l'importance du contexte social, qui ressort également très fortement de l'enquête."
Si vous deviez prendre place à la table des politiques, quels conseils donneriez-vous ?
"Je dirais qu'il est important de partir d'un cadre théorique si l'on veut motiver les gens à adopter un comportement plus favorable à la santé. Pour parvenir à un changement de comportement, il existe plusieurs cadres théoriques. Le contexte social est très important, tout comme d’autres facteurs comme les connaissances sur les comportements sains, l'intention positive, la susceptibilité observée, l'efficacité propre... D'autre part, je tenterais aussi de toujours garder les interventions aussi simples que possible. Idéalement, il faut prendre le moins de temps et d’efforts possible auprès des jeunes si l’on veut réussir. La prise en compte de la diversité lors de la conception des interventions de promotion de la santé est un autre pilier important. La diversité en termes de genre (comme le montre votre enquête), mais aussi de statut socio-économique, ou d'origine étrangère. Nous ne devons pas supposer que les comportements de promotion de la santé peuvent être abordés de manière universelle ; one size does not fit all.
Il faut également s’engager à suivre le modèle biopsychosocial pour comprendre la santé, où l’interaction entre le corps et l’esprit est mise en avant. Le sommeil, l'alimentation, l'activité physique et la détente sont en fait des piliers fondamentaux pour jeter les bases d'une plus grande résilience et d'une meilleure résistance aux troubles de santé mentale. Je pense que l'on devrait y accorder beaucoup plus d'attention. L’engagement en faveur d’un mode de vie sain pour accroitre le bien-être mental est ici central."